J’ouvris les yeux. Encore une fois, j’étais seule face au long chemin de sable. Comme d’habitude, la grande fontaine au bout déversait ses flux gigantesques. Je devais marcher pour atteindre l’arche fleurie à quelques kilomètres afin de pouvoir pénétrer dans mon refuge. Chaque pas était douloureux, toujours la même douleur d’ailleurs, comme si mes articulations étaient rouillées depuis plusieurs années et que mon corps pesait cinq tonnes. Je sentais mes épaules, ma poitrine très lourdes, comme si elles supportaient un poids. Mes tempes me brûlaient mais je persistais ; je devais atteindre l’arche pour enfin trouver le repos. Je me rapprochais avant d’apercevoir l’allée de tournesols et les souvenirs me revinrent. Mon orgueil a toujours été mon pire défaut d’après mes proches ; il m’a sans doute valu beaucoup de problèmes. Mais pas mon entrée ici. Devant moi, l’arche fleurie était dressée majestueusement. Les roses blanches entrelacées dans des feuilles et des lianes vertes donnaient un côté pur, reposant à ce lieu. C’était d’ailleurs pour cette raison que je m’y sentais aussi prospère, détendue. Sous l’arche, le chemin de sable se séparait en deux : à droite il continuait très loin et à gauche, il menait à mon refuge entouré de buissons touffus afin de garder le lieu clos. Comme d’habitude, je m’apprêtais à emprunter ce chemin-ci, continuer quelques mètres, entrer dans le carré clos, puis à nouveau voir le noir, le vide. Seulement, cette fois-ci, particulièrement, j’avais eu envie de changement et de découvrir enfin ce qui se cachait dans le mystérieux et inconnu côté droit. Je ne savais pas où est-ce qu’il terminait, ni ce qui s’y trouvait mais le mystère m’attirait. L’arche était faite de roses blanches, sûrement un signe du mystère de ce chemin pour moi. Alors, pour la première fois, je le pris. En continuant quelques mètres, des œillets blancs étaient plantés en rangées de deux. Deux ans, l’âge auquel j’ai perdu ma mère, sans doute le premier basculement de ma vie. Mon père a toujours été là pour mes frères, mes sœurs et moi mais cela ne remplacera jamais réellement l’amour maternel. Je n’avais jamais réellement éprouvé le sentiment d’être protégée, aimée si fort que l’on donnerait sa vie pour moi. C’est pourtant ce qu’éprouve une mère pour son enfant, ce lien si unique que je n’ai jamais connu. Ma mère m’avait sans doute aimée, pendant ces deux premières années, beaucoup de photos en témoignaient, elle me serrait fort contre elle, comme si on allait m’arracher de ses bras. Seulement, la mort m’avait arrachée d’elle et personne ne pouvait changer ça, mis à part peut-être le chauffeur du camion qui l’avait percutée ce soir d’hiver… Mais je ne cessais de penser que chaque évènement arrive pour une raison, cela devait se passer comme ça et pas autrement. J’avançais encore quelques mètres et je fus arrêtée par une lignée de myosotis, mon enfance… J’étais toujours oubliée, jamais remarquée. À l’école, j’étais la petite fille timide, avec le regard triste, qui ne prononçait jamais un mot. Mes camarades de classe se moquaient sans arrêt de moi, ils me trouvaient bizarre. Je l’étais en effet : j’aimais rester seule et je n’avais aucun ami, mais ce n’était pas une raison pour m’enfermer dans le placard, cacher mes vêtements, me faire tomber ou autres tortures que j’endurais. Sinon, c’était l’oubli. Mes professeurs ne se rappelaient jamais mon prénom, me laissaient dans la classe, ne me distribuaient pas de travail… Je n’avais certes pas eu la plus merveilleuse des enfances mais ma famille avait été là pour moi, pour me sauver. Du moins pour l’instant. Je continuais mon chemin et plus j’avançais, plus je sentais mon corps léger. C’était une agréable sensation, je ne m’étais pas sentie comme cela depuis que tout avait commencé, ou plutôt fini. De toute façon, le début d’une chose est forcément la fin d’une autre : lorsque quelque chose s’arrête, en commence une autre et lorsque commence une chose, une autre s’arrête et ainsi va la vie et même la mort. Mes pas, toujours réguliers continuaient et j’avançais droit devant, sans m’arrêter, déterminée à savoir ce qu’il se trouvait à la fin de ce chemin, avant d’être arrêtée par un arbre à muguets. L’odeur, très agréable, se répandait dans l’air à chaque fois qu’un coup de vent venait faire voler les branches fines et vertes de l’arbre. Le muguet était ma fleur fétiche, elle symbolise la réussite. Ma réussite scolaire commença d’ailleurs dès mon plus jeune âge. Mes professeurs avaient toujours remarqué une certaine avance dans ma façon de réfléchir, ils me qualifiaient de « surdouée ». J’étais aussi d’une très grande maturité et je réussissais à comprendre des choses que mes camarades ignoraient. Cela me valut le saut de deux classes en primaire et enfin commença mon bonheur. Au moment où je pensais ceci, j’aperçus une allée d’iris jaunes, symbole du bonheur. En effet, le saut de ces deux classes en primaire fut une bénédiction pour moi. Je me retrouvais enfin avec des personnes de mon niveau de maturité avec qui il était agréable de discuter et qui ne m’ennuyaient pas, ni me jugeaient ou se moquaient. J’avais enfin rencontré des personnes de confiance avec qui j’ai tissé de réels liens qui ont perduré les années scolaires suivantes. Aller à l’école était enfin devenu un réel plaisir pour moi et j’avais beaucoup de chance car ce n’est pas le cas de tous les enfants. Enfin, ces rencontres m’avaient appris les valeurs essentielles de la vie et du vivre-ensemble telles que la solidarité, l’esprit d’équipe, la tolérance et encore tellement d’autres belles choses… Jusqu’à ce qu’un immense eucalyptus me coupe dans mes pensées. L’eucalyptus, le voyage… Et en effet, cela fut un autre bouleversement de ma vie. Alors que ma vie commençait enfin à me plaire et que je m’adaptais à mon environnement, je dû aussitôt le changer. Mon père accepta une mutation aux Etats-Unis. Un nouveau pays, un nouveau paysage, une nouvelle mentalité, une nouvelle langue… une nouvelle vie s’offrait à moi. Ce nouveau départ pouvait paraitre excitant, mais j’étais en réalité effrayée de quitter mes habitudes et mon quotidien pour aller m’installer ailleurs. La routine est parfois lassante mais en réalité elle nous rassure et nous permet de vivre en sécurité, sans la crainte qu’un évènement vienne bouleverser notre vie. Ce voyage était pour moi ce bouleversement. Un plant de chrysanthèmes sur mon chemin vint d’ailleurs me rappeler la douleur que furent les adieux. Dire adieu à mes amis, mes professeurs, et toutes les magnifiques personnes qui faisaient partie de ma vie à cette époque était en effet une grande douleur pour moi. Mais malgré tout, je m’envolais pour cet endroit inconnu. L’arrivée fut assez difficile en effet : le temps d’adaptation à la nouvelle culture fut assez laborieux mais le mode de vie décalé me fascinait énormément. Je n’avais jamais connu de changement aussi radical de ma vie et cette expérience fut particulièrement enrichissante pour moi. L’apprentissage de la langue ne me posa aucun problème, bien au contraire, ce fut très amusant. Le plus difficile était pour moi le mal du pays qui commençait à se faire ressentir dès les premiers mois. Je continuais mon chemin dans ce jardin ainsi que dans mes pensées lorsque j’aperçus un plant d’anémones : « Après la pluie, vient le beau temps » et c’était le cas car malgré les débuts difficiles, je n’allais pas tarder à faire mes preuves. Quelques temps après notre arrivée, mon père m’avait inscrit dans une école de théâtre, afin de corriger ma timidité. En effet, j’étais une adolescente très renfermée depuis que j’avais quitté mon pays natal, mon quotidien, mon école, mes amis… Ma timidité ne me posait pas de problèmes, mais mon père la voyait comme un frein à ma vie sociale et il pensait qu’elle « m’empêcherait de faire des grandes choses ». Mes cours de théâtre commencèrent donc, et, dès le premier, ce fut une révélation pour moi. Malgré le fait que je sois réservée, j’avais une grande aisance sur scène et cette aisance dégageait en moi un charme qui plaisait énormément au public. J’allais d’ailleurs, au début de la vingtaine, très vite me faire remarquer sur scène par un grand producteur. Et encore, une fois, du muguet, de la réussite et elle s’offrait particulièrement à moi, telle une bénédiction. Il y avait mon nom sur toutes les affiches, j’étais invitée à des évènements très prestigieux, je rencontrais des personnages très célèbres… Je n’avais plus une seule seconde pour moi et j’étais toujours très occupée. Ma famille ainsi que mes amis me le reprochaient constamment mais lorsque l’on choisit de mener une telle vie, on doit accepter les bons comme les mauvais côtés bien qu’ils soient beaucoup moins nombreux. Je vivais un rêve et j’avais tout accompli seule mais j’étais loin de me douter que c’était ce choix de vie, qui allait me détruire. Encore une fois, je vis des œillets, symbole du malheur dans lequel j’allais plonger. J’enchaînais les tournages, les interviews, les soirées, sans me reposer. Je manquais de sommeil et le surmenage ainsi que la pression ne faisaient qu’empirer mon état. Lorsque l’on vous voit comme une personne influente, puissante, supérieure, on a tendance à le penser et à surestimer ses capacités. Je pensais que rien ne pouvait me fatiguer, me blesser. Je repoussais donc sans cesse mes limites et j’accumulais la fatigue ainsi que le stress. Je m’en rendis compte lorsqu’en plein milieu d’un tournage, je m’évanouis devant toute l’équipe y compris mon producteur. Le bilan fut catastrophique : fatigue, stress, carences alimentaires, maigreur inquiétante… Mon producteur préféra me laisser me reposer quelque temps, avant de reprendre les tournages. Et ainsi commença ma fin. J’étais seule, malade, épuisée. Je réalisais aussi que je n’étais en réalité que moi-même, un être humain comme les autres, que je n’avais pas de capacités supérieures. Je torturais mon cerveau avec ces réflexions, j’étais fatiguée et je voulais juste trouver le repos. Alors, j’ai commencé à augmenter ma consommation d’alcool et d’autres substances du genre. Etais-je devenue accro ? Je ne le sais pas, et je ne le saurai jamais car à nouveau, des œillets blancs puis du noir et ce jardin. J’arrivais à la fin de ce chemin qui était ma vie, courte mais pleine d’aventures. Je ne savais pas quoi faire à présent : attendre que quelqu’un vienne me délivrer ? Mais je savais que j’étais entrée dans un endroit d’où l’on ne revient jamais. J’avais emprunté le chemin de droite, où je me sentais si légère, si apaisée… Le chemin de gauche que je considérais comme un refuge était-il en réalité mon purgatoire ? L’endroit où je purgeais mes mauvaises actions et où je laissais mes mauvaises ondes afin de pouvoir entrer dans un endroit meilleur ? Je n’avais jamais réellement pratiqué la religion de mon vivant mais je vivais avec cette foi, au plus profond de mon cœur. Cette foi qui me rassurait et qui me promettait que, quoi que je fasse, et que quelques soient mes choix, tout irait pour le mieux. Cette foi m’avait accompagnée à chaque instant, du début jusqu’à la fin. Si je devais arriver ici, c’est parce que c’était prévu ; on devait me reprendre. Je ne pouvais plus demeurer dans cette tristesse et la fin était la seule échappatoire, le seul remède à ce mal. C’était la fin de cette vie mais le début d’une autre qui allait être, j’en étais sure, très prospère. Peut-être que comme on dit, mon jugement viendra, mais je ne savais pas quand. J’étais juste heureuse d’avoir enfin trouvé la tranquillité et le repos. Je ne pouvais plus continuer d’avancer, le chemin était terminé.. Mais une lumière blanche descendit du ciel dont la clarté m’attirait. Comme entourée d’un halo, je vis au bas de ce flot lumineux la femme qui me prenait dans ses bras sur mes anciennes photos. Ma mère était là devant moi, elle m’attendait avec un sourire chaleureux, confiant et même familier, comme si elle avait vécu avec moi toutes ces années : « Viens vers moi, ici, tu trouveras enfin le repos… ».
Manel Toukabri, 1èreS 2